CHAPITRE 1 La fédération originelle.
Le tableau était posé sur un cube de verre opaque, éclairé par une couronne de projecteurs d’un blanc aveuglant. Janos Koriana, Charon en titre des vingt-huit mondes regroupés en fédération autour de Vieille Terre, fit avancer son fauteuil roulant jusqu’à ce que les roues métalliques soient bloquées contre le socle. Dans son dos, la silhouette astrale du Passeur des Morts se fondit dans les ombres de la pièce avec une discrétion née d’une longue habitude.
— Le dernier diptyque du maître de Flémalle ayant survécu à l’exode, lança le vieillard sans se retourner. Le seul primitif flamand encore intact, en fait. Unique, mais sans aucune valeur, puisque je suis le seul à aimer ce style et que je serai bientôt mort.
— Votre personæ aura les mêmes goûts que vous, Charon.
— Épargnez-moi ces foutaises !
Les voyants du fauteuil passèrent du vert à l’ambre et la pompe à oxygène de la chambre forte chuinta. Une dose minime de neuroleptiques circula dans les capillaires implantés à la base du cou maigre, tavelé, tandis que les projecteurs viraient lentement vers un bleu apaisant.
En silence, Gadjio le Passeur s’approcha du tableau. La crypte où l’avait conduit le Charon était l’une des pièces les mieux gardées de la planète, deux kilomètres et seize niveaux de sécurité en dessous du palais présidentiel. Les prérogatives étendues liées à sa charge lui auraient permis de franchir les douze premières portes ; ce qu’il avait appris de son client, à son insu, lui aurait ouvert la treizième. Un guerrier mécaniste surentraîné aurait pu triompher des deux suivantes, à condition de bénéficier de l’armement adéquat et de renoncer à tout espoir de ressortir vivant. La seizième était hors de portée de n’importe qui.
D’un point de vue mathématique, l’endroit où ils se tenaient n’existait pas. Ce n’était qu’une instabilité maintenue artificiellement en équilibre au cœur du réacteur à fusion qui alimentait le palais en énergie. La seizième porte, clef du dispositif de protection, était accordée aux battements de cœur du Charon et leurs existences étaient liées.
Pour la franchir, Gadjio avait dû se dépouiller de sa chair et fondre son corps astral dans l’enveloppe racornie du vieillard, un souvenir dont il aurait du mal à se débarrasser. La liaison empathique avec Notre Mère des Os, l’AnimalVille qui partageait sa vie depuis bientôt trente ans, s’était brutalement interrompue lorsque Koriana avait refermé le sas matriciel. Si celui-ci devait mourir avant la fin de l’entretien, les murs d’énergie qui les séparaient du chaos cesseraient aussitôt d’exister. Gadjio serait instantanément dissous dans le néant qu’il avait passé sa vie à combattre.
Mais le risque méritait d’être pris. C’était là, dans ce cube fragile ballotté au sein d’un tourbillon de forces impénétrables, que le Charon conservait l’essence de sa personnalité et de son pouvoir, les fétiches de toute une vie. Comme il fallait s’y attendre, la pièce était à peu près vide.
La toux rauque du vieillard arracha le Passeur à ses réflexions. Après tant de mois perdus à tâtonner dans le labyrinthe de la vie de son client, il en avait enfin atteint le cœur desséché. C’était l’heure des secrets. Il s’approcha du fauteuil autant que les systèmes de sécurité le lui permettaient et attendit.
— Vous n’avez même pas regardé mon tableau. (La voix du Charon sonnait comme une accusation désespérée.) Si vous l’aviez aimé, j’aurais pu vous en faire don. Transmettre un peu de mes passions. Survivre.
— J’en serais honoré.
— Ha ! (Le vieillard eut un reniflement dédaigneux qui provoqua une nouvelle arrivée d’oxygène.) Il finirait dans un recoin d’un de vos temples, à peine éclairé par la lueur des cierges. Et pourtant…
Du bout de l’index, il suivit le contour des personnages. Une femme, vêtue d’une robe verte aux nombreux plis était assise face à un homme agenouillé dans une posture inconfortable, à même le sol dallé. Par la fenêtre ouverte, on apercevait un paysage à la perspective tordue, hérissé d’arbres nains. Une lumière étrange, qui semblait émaner de chaque recoin du tableau, éclairait la scène. L’ensemble avait quelque chose d’éternel et de profondément dérangeant, comme un accouplement d’insectes emprisonnés dans de la résine.
Au-dessus de leur tête, de l’autre côté de la barrière de roche qui les séparait de la surface, quatre millions de vivants et dix fois plus de défunts attendaient le résultat de cette entrevue pour entamer les préparatifs de la cérémonie mortuaire. Et Gadjio ne savait toujours pas ce que son client avait en tête.
— Ils avaient trouvé le moyen d’emprisonner Dieu, murmura le vieil homme, dans un souffle. À cette époque, une peinture n’avait aucune valeur si elle ne contenait pas une parcelle de la divinité ; alors ils mélangeaient de l’œuf à leurs pigments pour que la lumière ne puisse pas s’échapper du tableau. Toute une vie de recherche pour atteindre ce but : capturer l’essence du monde sur une toile et la laisser derrière soi en mourant.
— Une superbe métaphore, Charon. La personæ qui vous prolongera sera votre chef-d’œuvre. L’essence de votre être, la lumière intérieure qui vous anime sera conservée…
— Non ! tonna le vieillard. Vous ne comprenez rien !
Un tressautement convulsif secoua les maigres épaules aux muscles fondus. Un peu de bave sanguinolente coula sur le menton flétri. Le fauteuil se déforma pour former une coque impénétrable autour du corps de Janos Koriana, tandis que la voix impersonnelle des systèmes de sécurité enjoignait à Gadjio de reculer. Il s’exécuta avec promptitude et attendit que la crise s’achève.
Depuis déjà huit mois, le Charon refusait de mourir. Il avait gouverné les vingt-huit mondes d’une poigne de fer pendant près de cent quarante ans, poussé par une ambition d’autant plus dévorante qu’elle était parfaitement désintéressée. Il n’aimait pas le pouvoir, il avait juste appris à s’en servir pour réaliser ses visions, avec l’obstination et l’intensité qu’il mettait dans toute chose. Depuis qu’il avait décrété que la guerre était inefficace, la paix régnait ; une paix rigoureuse et exacte qui ne laissait guère de place à l’imagination. Il était le marionnettiste suprême, le grand horloger Chaque planète de la Fédération originelle portait l’empreinte de ses doigts ou courbait sous sa poigne.
À présent, ses propres cellules se rebellaient contre lui et le dévoraient de l’intérieur.
Gadjio avait été la troisième personne à l’apprendre et la seule à qui on avait permis de conserver cette information dans sa mémoire. Les autres, tous les autres, avaient eu leurs souvenirs effacés chaque jour, jusqu’au moment où la maladie du Charon avait été impossible à dissimuler. Durant cette période, Gadjio avait entrepris ce qui devait être sa tâche suprême et le couronnement de sa carrière : aider le Charon à accoucher de sa personæ.
Et le résultat s’avérait parfaitement décevant.
La mort, comme le répétait souvent Gadjio à ses riches clients, était le sort que réservait l’univers à toute chose, y compris à lui-même. La survie, sous n’importe quelle forme, était la réponse de l’intelligence à l’entropie. Beaucoup d’hommes trouvaient plus facile de partir en sachant qu’ils laissaient derrière eux une copie simplifiée d’eux-mêmes, immuable, immortelle et bavarde. Ainsi étaient nées les Personæ.
Au début, elles n’étaient rien d’autre qu’une intelligence artificielle couplée à un hologramme animé, enrichie d’un ensemble soigneusement sélectionné de souvenirs du défunt et d’une forme primaire de personnalité basée sur les traits principaux de son caractère. Puis la technologie s’était améliorée. Des cristaux-mémoires d’arséniure de gallium permettaient de stocker l’équivalent de deux siècles de vie dans une urne de cinquante centimètres cubes, en laissant juste assez de place pour les cendres et les débris d’os. Même si leur autonomie diminuait au fur et à mesure qu’elles s’éloignaient de leur tombe, même si les plus anciennes avaient tendance à radoter, les personæ représentaient l’ultime pied de nez à la face de la Mort. Rares étaient ceux qui refusaient de se l’offrir. Dans les vingt-huit mondes de la Fédération, seul dix pour cent de la population possédait une demeure de chair. Les autres n’étaient que des fantômes.
Chaque moribond avait son Passeur attitré qui l’aidait à accoucher d’une âme de substitution avant de disparaître. C’était un art difficile, qui relevait autant de la psychologie que de la dissection – qui réclamait un mélange subtil de cruauté et de compassion. Gadjio possédait toutes ces qualités en abondance, avec en plus la faculté indispensable d’écouter sans entendre, de consoler sans rien ressentir. Son indifférence, soigneusement cultivée, était un atout de plus. Depuis que Notre Mère des Os l’avait choisi comme partenaire, toutes les âmes qu’il mettait au monde appartenaient aux familles régnantes des vingt-huit planètes.
Le plus souvent, leurs personæ étaient constituées d’une part de mensonge, d’un gros morceau de rêve et de beaucoup d’obstination, mais nul ne pouvait s’en rendre compte. L’étiquette voulait en effet que ceux qui avaient connu intimement le disparu l’effacent de leur mémoire afin de lui permettre de renaître sous la forme qu’il avait lui-même choisie.
Gadjio, lui, n’oubliait rien ; c’était sa prérogative de Passeur. Dans les traits à peine esquissés de l’âme-enfant en train de jouer interminablement à la marelle, il retrouvait le visage ravagé de l’aïeule qui avait déchiré les draps de ses ongles lorsque la maladie l’avait emportée. Il savait lire au-delà des apparences, il était le cercueil plombé dans lequel ses clients enfermaient leurs honteux secrets. Pour cette raison, on l’évitait jusqu’au dernier moment. Avant de recevoir l’ordre impératif de rejoindre le palais présidentiel, il n’avait approché Janos Koriana qu’une seule fois, cinq ans plus tôt. Pour signer le contrat qui le rendait légalement dépositaire de son âme.
Avec un grincement, la coque du fauteuil se fendit à la façon d’une chrysalide et le visage du Charon surgit en pleine lumière. Il avait les yeux clos mais respirait normalement, aidé par les pompes dissimulées dans le dossier. Une fois de plus, Gadjio fut frappé par sa maigreur. Sa peau jaunâtre l’enveloppait comme un réseau serré de bandelettes ; son crâne nu, étiré en hauteur à la façon des anciens Égyptiens, arborait déjà le rictus empli de dents qui serait sa dernière expression.
En face de lui, les couleurs du tableau avaient conservé une jeunesse intemporelle, malgré leur ancienneté. Tout était représenté avec un tel niveau de finesse que le moindre objet prenait vie sous le regard. La peinture donnait l’impression d’enfermer un morceau de la réalité dans son cadre, au point que Gadjio se sentit un instant expulsé du monde, mis à l’écart de la vie véritable, celle des personnages figés d’une histoire arrachée au temps.
— Vous comprenez, maintenant ? murmura le vieillard. J’ai appris à me regarder dedans et à haïr ce que je voyais.
Il n’avait toujours pas ouvert les yeux. Gadjio contempla les personnages figés dans leur adoration, à la fois fragiles et hors d’atteinte. Emprisonner Dieu ? C’était ça, la réponse qu’il était venu chercher ? Il se composa un visage impassible et détourna la tête. Les projecteurs l’aveuglèrent.
— J’ai décidé que ce tableau ne me survivrait pas, déclara Koriana. Je n’aime pas perdre… Non, c’est inexact, perdre ne me dérange pas quand c’est moi qui fixe les enjeux et qui choisis les règles.
— Ça n’a pas dû vous arriver souvent. Je me trompe ?
— Je suis au-dessus de ce genre de flagorneries, mon pauvre Gadjio. J’ai joué avec les vies de milliards de gens qui ont participé au jeu parce que je l’avais décidé ainsi. La victoire ne signifiait pas grand-chose pour moi, pourtant j’ai gagné. À présent, ma mort joue contre moi et je suis en train de perdre. Quelqu’un triche !
Le vieillard s’interrompit pour cracher. Une coupelle d’acier immaculée jaillit du fauteuil et intercepta le jet de salive, avant de se replier dans le bloc d’analyse avec un cliquetis discret.
— Ne vous laissez pas abuser. Passeur : même si mon corps est mal en point, j’ai toujours la force de me battre. Il ne me manque qu’un adversaire.
» Regardez une dernière fois mon tableau, ordonna-t-il d’une voix redevenue coupante. Quand nous ressortirons, il n’existera plus qu’à l’état de souvenir. Ça vous choque ?
Gadjio secoua doucement la tête. Sa silhouette désincarnée était d’un gris terne que les pinceaux de lumière saupoudraient par endroits de poussière d’or. Sur son visage à peine esquissé les émotions s’affichaient brièvement, sans laisser de trace. Il avait appris à se contrôler. Sous sa forme astrale, les ondulations de son corps reflétaient trop facilement son trouble.
— Je n’aime pas le gaspillage, dit-il d’une voix neutre.
— Il n’y en aura pas.
Obéissant à un ordre subvocalisé, un trancheur monomoléculaire se déplia hors de l’accoudoir Koriana le guida d’une main étonnamment ferme. Lorsque le filament translucide se posa sur la toile, un nuage de poussière brune en jaillit.
— Le vernis. Passeur. La fine pellicule de convenances qui recouvre nos désirs. J’ai perdu le mien depuis longtemps, privilège de l’âge et du rang. J’étais un dictateur prudent, j’ai découvert l’impatience en vieillissant. Il n’est jamais trop tard pour apprendre…
Il retira le trancheur et contempla le rectangle de peinture dénudé. Les couleurs étaient aussi fraîches que lorsque l’artiste les avait étalées avec dévotion, quinze siècles plus tôt. Le tableau semblait avoir rajeuni.
— C’est ainsi que nous allons bâtir ma personæ : couche après couche, en remontant jusqu’au cœur. Pour l’apparence extérieure, vous choisirez les images que vous voudrez dans mon iconographie personnelle. Depuis que je suis né, mon image ne m’appartient plus.
Avec soin, il élimina le vernis sur toute la surface du tableau, puis ordonna au fauteuil de reculer un peu. Les projecteurs se réduisirent à de fins pinceaux qui soulignèrent les modelés raffinés des personnages. La toile était devenue un instant d’éternité, un éclat détaché du temps.
Fasciné, Gadjio ne pouvait détacher ses yeux de la fenêtre ouverte par le tableau. Il aurait aimé plonger à travers la mince surface de couleurs, crever la toile et se retrouver à l’intérieur. La toux rauque du vieillard l’en arracha. Avec mélancolie, il regagna l’espace sans limites de sa réalité étriquée.
— Il y a tant d’épaisseurs, murmura Koriana pour lui-même, tout un équilibre de matières que je vais détruire, dans l’ordre exact où il a été créé. J’ai analysé ce tableau tant de fois que je le connais aussi bien que mon propre cerveau.
Le trancheur se tendit, gratta un peu de vert. Les plis de la robe s’estompèrent. Puis il remonta vers le visage de la femme et, avec une infinie patience, arracha la longue torsade de cheveux qui lui tombait sur l’épaule.
Le silence était à peine troublé par les chuintements du vaporisateur d’oxygène. Chaque fois que le trancheur se posait sur la toile, une éruption de poudre jaillissait de la surface érodée. Le menton de Koriana se trouva bientôt barbouillé de couleurs. Elles adhéraient à la salive qui coulait des commissures de ses lèvres, saupoudraient les replis desséchés de son cou. Il a l’air d’un Pharaon qu’on embaume, réalisa Gadjio, mais c’est lui qui maquille son propre cadavre. Il n’a pas besoin de moi.
Le vieillard avait relevé la tête et le contemplait. Ses yeux légèrement exorbités luisaient sous l’action des drogues régénératrices dont son corps était envahi. Il tendit le doigt dans sa direction et l’enfonça dans son torse immatériel. L’image astrale de Gadjio se déforma sous l’intrusion de cette chair étrangère. C’était un acte intime et terrifiant, tellement hors normes que le Passeur ne sut l’interpréter et demeura la bouche ouverte, incapable de réagir. Koriana referma le poing à l’emplacement approximatif de son cœur et serra.
— Il faut se débarrasser des détails, Passeur, ce sont eux qui nous encombrent. Je veux que ma personæ soit réduite à l’essentiel.
Il retira sa main et s’essuya le menton d’un revers.
— Montrez-moi que vous avez compris, ordonna-t-il. Le trancheur se commande de la voix, il acceptera vos ordres. Effacez tout ce qui n’est pas nécessaire, je vous surveillerai.
— Je suis ici pour vous reconstruire, Charon. Jouer les vandales ne fait pas partie de mes attributions.
— Même si c’est le prix à payer pour devenir le dépositaire de mon âme ?
D’un geste irrité, Koriana pressa le trancheur contre la toile, si fort qu’une odeur de brûlé s’en éleva. Une longue saignée traversa la scène jusqu’à la cheminée de pierre qui occupait tout le côté droit. Le feu qui y brûlait depuis un millénaire s’étouffa sous la cendre arrachée au tableau et finit par mourir. Puis ce fut le tour des poutres du plafond, des meubles de bois peint, de la cruche à eau. Le vieillard travaillait à grands traits, avec une rage parfaitement contrôlée. Les couches transparentes de glacis disparurent les premières, suivies des fonds opaques, ornés d’un lacis de traits noirs. Gadjio ne put se retenir plus longtemps :
— Immobilisation ! Repli ! Annulation ! Stoppez-moi ce foutu scalpel !
Imperturbable, le trancheur continuait son œuvre de destruction. Gadjio fit la seule chose qui lui restait à faire : il tourna le dos au tableau et s’absorba dans la contemplation du mur d’acier poli qui les séparait du chaos.
— Interruption, murmura le vieillard après de longues secondes.
— Vous aviez dit qu’il réagirait à ma voix, lança Gadjio sans se retourner.
— J’ai menti…
— C’est cette image de vous que vous voulez léguer au monde ?
— Est-ce que c’est important. Passeur ? Retournez-vous !
Gadjio fit lentement demi-tour Du tableau ne subsistait qu’un ovale intact qui englobait la jeune femme et le meuble sur lequel elle était assise. Ainsi dépouillée, elle flottait au milieu du vide, le crâne dénudé, et contemplait le décor absent.
— Si je l’épargnais, dit Koriana en martelant chaque mot, elle demeurerait ici jusqu’à la fin des temps, identique à elle-même, réduite à sa plus simple expression. Voici la personæ que vous vouliez m’offrir : une image imbécile perdue au milieu du néant, sans même un miroir pour la prévenir de ce qui l’attend. Je ne veux pas mourir, Passeur. Pas moi !
— Au nom de la Mère qui nous regarde, je ne peux pas vous guérir ! Personne ne le peut.
— Je sais… Croyez-vous que nous serions ici, sinon ?
Il pointa le trancheur vers la jeune femme et arracha son visage à petits coups, en commençant par les yeux.
— Ce que je fais est horrible. Je n’ai pas l’excuse de croire que c’est nécessaire et cela ne m’amuse même plus. Je suis au-delà de bien des choses, à présent.
— Alors, pourquoi ?
Le vieillard, tout entier à sa tâche, n’écoutait plus. Il avait commencé à éventrer le torse vêtu de vert.
Sous l’épaisseur de peinture, un nouveau personnage émergea, un peu plus net à chaque aller et retour de l’ustensile qui le débarrassait de sa gangue. C’était une petite fille, modèle réduit de la femme sans tête, dont la frimousse arborait une expression à la fois innocente et espiègle. Gadjio sentit son cœur se serrer. Il détourna la tête et fit appel à toute sa volonté pour se recomposer un visage impassible.
Au milieu de la toile dévastée, l’enfant souriait, inconsciente de la souffrance qu’elle provoquait. Koriana l’exhuma méticuleusement puis replia le vibreur.
— On appelle cela un repenti. Passeur. Ce sont les fantômes des tableaux, les voies que l’artiste a refusé de suivre. Alors on les barbouille, on les recouvre. Chaque chef-d’œuvre a les siens.
» Mais je ne vous apprends rien, n’est-ce pas ?
— Ma fille est morte il y a quatre ans, Charon.
— Et vous n’avez pas pu la sauver non plus… (Le vieillard secoua la tête.) Comment supportez-vous cet échec ? Vous parlez à sa personæ en la suppliant de vous pardonner ?
Gadjio déglutit et prononça d’une voix blanche :
— Elle était trop jeune pour en avoir une. Elle n’avait même pas dix ans quand la maladie me l’a prise.
Koriana hocha doucement la tête. Pour la première fois depuis que celui-ci l’avait entraîné dans le labyrinthe de miroirs déformants de sa personnalité, Gadjio découvrait chez lui un sentiment authentique, une faille de même nature que la sienne. Mais, là où il souffrait pour sa fille, le vieillard souffrait pour lui-même. Il n’avait aucun amour défunt pour lui tenir compagnie et l’aider à se préparer à sa propre absence. Malgré la douleur qui faisait vaciller sa silhouette translucide, le Passeur sentit la compassion l’envahir. Ses réflexes professionnels étaient intacts.
Avec un bruit sec, le vibreur jaillit hors du fauteuil.
— Nous avons tous les deux un compte à régler avec la mort, déclara le vieillard. Je vous ai bien choisi…
Sans prévenir, il lança le vibreur à l’attaque. Gadjio poussa un cri, une fraction de seconde trop tard. L’enfant mourut sous ses yeux dans un jaillissement de poussière couleur chair. Un nuage de particules dansa dans la lumière des projecteurs ; la toux rauque du vieillard les dispersa.
Lorsque Gadjio réussit à relever la tête, la toile était redevenue vierge.
— À présent, déclara Koriana, nous allons parler de ma mort. En parler vraiment, sans mensonges, sans promesse de personæ !
« Voici ce que je veux : vous fabriquerez pour moi une de vos poupées animées et babillantes, aussi proche de la vie que la technologie vous le permettra. Je vous laisse le soin de régler les détails. Puis je lui offrirai mon âme, officiellement comme il se doit. Elle prendra ma place, le monde m’oubliera et je pourrai mourir. La différence…
« La différence, c’est que vous m’oublierez aussi. Passeur. Je veux, non j’exige, que votre mémoire soit lavée de ces cinq dernières années. Je ne veux rien abandonner derrière moi. Rien !
— Je refuse.
Gadjio réalisa que les mots avaient franchi ses lèvres avant même qu’il ait pris le temps de les formuler. C’était une réaction viscérale, instinctive. La situation venait brutalement de basculer ; ce qui n’était qu’un rituel devenait une exécution. La sienne et celle de… Oh, Sainte Mère, pas elle !
— Vous croyez avoir les moyens de vous opposer à moi ? dit doucement le vieillard. Je regrette, Passeur, mais mes dispositions sont prises. Vous mourrez avec moi, ou avant moi.
« Pour l’instant, votre chair est gardée en otage dans un coin du palais. Si vous acceptez les termes du marché, je vous offre une cure de rajeunissement comme vous n’avez jamais osé en rêver : vous gagnerez près d’un demi-siècle en échange des années de mémoire que nous vous enlèverons.
« Si vous refusez, je quitterai seul cette pièce et je vous y abandonnerai. Vous n’avez pas plus de chance de vous en échapper que de reconstituer mon tableau.
Il fit reculer le fauteuil et tourna le dos à la toile blanche, sur laquelle les projecteurs demeuraient braqués dans une débauche de lumière inutile.
— Dépêchez-vous, Passeur, je n’ai plus beaucoup de temps à vous consacrer.
— Qui s’occupera de votre personæ si je refuse ? lui lança Gadjio avec l’énergie du désespoir. Vous mourrez définitivement, à jamais. C’est bien ce que vous voulez ?
— Avez-vous vraiment autre chose à m’offrir ?
Le ton de ces mots impliquait un renoncement absolu, un désespoir à la mesure de l’homme qu’avait été Janos Koriana. Gadjio sut qu’il n’avait aucune chance de le fléchir. Il aurait fallu entreprendre la création de sa personæ beaucoup plus tôt, à l’époque où le vieillard se croyait encore immortel.
Ce fut l’instinct de survie, plus que la raison, qui poussa le Passeur à murmurer :
— Je vous suis…
De l’autre côté du sas, deux gardes les attendaient, étourdisseurs au poing. Gadjio se déplia hors du corps du Charon, par-derrière afin de lui épargner la vue de sa nudité, et se laissa guider à travers l’itinéraire de sécurité, l’esprit en déroute. La dernière vision qu’il emporta fut celle du garde en train de débarbouiller le maquillage de clown du vieillard avec un carré de tissu blanc.
Il regagna la surface à la nuit tombée. Dans le ciel piqueté de taches de rouille, les symboles multicolores des canaux d’information parlaient de la mort d’une étoile.
Malgré l’heure tardive, les rues de Supérieure étaient envahies de silhouettes translucides qui se déplaçaient en parfaite harmonie. Lorsque les vivants se retiraient pour dormir, les personæ prenaient leur place, à peine dérangées par le passage des rares véhicules de nettoyage automatisés. Les cristaux-mémoires ne dormaient jamais. Leurs bavardages peuplaient la pénombre et couvraient jusqu’au murmure de la mer. Depuis la naissance des personæ, le monde avait cessé d’être silencieux.
Gadjio traversa le quadrillage des voies entourant le Palais, dont les angles sévères contrastaient douloureusement avec les rondeurs de sa Ville de chair personnelle. Ironiquement, son statut de Passeur le protégeait de la foule des défunts. Les personnalités artificielles l’avaient volontairement oublié. À son approche, elles se dissolvaient avec grâce et se reformaient dans son sillage, longtemps après son passage. Les yeux baissés, perdu dans ses pensées, il marchait au milieu des morts à la façon d’un brise-lames.
Les bâtiments s’interrompaient au bord de l’étroite langue de sable que la nuit saupoudrait de cendres. Un vaste terrain de jeux débordait sur la plage. Deux enfants jouaient à se poursuivre dans le labyrinthe sonore, leurs corps astraux illuminés de l’intérieur par l’excitation de la course. Gadjio s’immobilisa pour les observer, le cœur serré. Il n’était pas rare qu’on laisse les enfants sous forme astrale veiller plus tard que les autres ; leurs corps, enfermés dans un sarcophage de survie, avaient moins besoin de sommeil. Ils y gagnaient une maturité étrange, une façon d’étirer le temps de chaque jour qui rendait leur regard sans âge.
Le Passeur écouta leurs cris rendus indéchiffrables par les murailles sonores du terrain de jeu. Dans sa mémoire, il voyait disparaître le visage de l’enfant du tableau et y superposait celui du Charon, barbouillé de couleurs volées. Il attendit, pour se remettre en marche, que la toile de son esprit soit redevenue blanche.
Au même moment, sur chacun des vingt-huit mondes originels qui constituaient la première aire de peuplement de l’humanité, se déroulaient des scènes du même genre. Dans les rues envahies de silhouettes spectrales, les rares passants de chair adoptaient l’allure de Gadjio et, comme lui, ne regardaient personne. Avec l’empathie nécessaire à sa fonction, il pouvait sentir l’univers déployé tout autour de lui, empli de lieux identiques et de scènes mille fois répétées. Mais il n’existait nulle part de solitude semblable à la sienne.
Lorsqu’il atteignit Notre Mère des Os, l’AnimalVille mortuaire avait chassé ses derniers visiteurs. Les personæ, à la différence des fantômes, ne s’attardaient pas entre les tombes. Le crépuscule dissolvait leurs silhouettes immatérielles et rendait aux rues leur pureté de neige. Le vent de la mer s’était levé ; les effluves salés dispersaient les bouffées d’encens qui montaient des ostensoirs géants. Des cierges perpétuels tremblotaient dans leurs niches, à l’entrée de l’unique voie d’accès.
Gadjio se glissa entre les ancres de bronze qui amarraient la Ville près de la plage et s’avança vers un escalier de chair pâle, à la rampe d’ivoire polie par des milliers de mains. Les Cerbères mécaniques qui gardaient les trésors des tombeaux flairèrent longuement son odeur astrale avant de consentir à le laisser passer. Au sommet du Beffroi reconverti en minaret, un projecteur de lumière noire balayait les dômes nacrés de la Ville et leur arrachait des éclats luisants là où les cartilages étaient à nu.
Les yeux emplis de larmes immatérielles, Gadjio s’enfonça dans les ruelles désertes, jusqu’au temple principal. Derrière le maître-autel, les draperies de chair s’écartèrent pour lui permettre de se glisser dans la crypte. Il descendit l’escalier circulaire, dont l’existence n’était connue que de deux ou trois officiants triés sur le volet, et gagna la salle du cœur sanglant de Notre Mère.
À cet endroit, l’épiderme de la Ville albinos était si fin, si transparent, que l’on distinguait l’amas des vaisseaux sanguins qui affleuraient sur les murs. Ils étaient tellement sensibles et fragiles que le moindre choc provoquait des hématomes qui mettaient des semaines à disparaître. Gadjio n’y pénétrait que sous sa forme astrale ; c’était là qu’il avait l’habitude de discuter avec la Mère des choses les plus graves.
— Koriana est au courant pour Marine, dit-il d’un trait.
— On parle de moi ?
La vieille blessure menaça une fois de plus de le déchirer. Il aurait suffi qu’il pivote, qu’il fouille des yeux la pièce à la recherche de la propriétaire de cette voix pour que le charme s’évanouisse. Il baissa la tête mais ne se retourna pas. Depuis quatre ans, il ne regardait plus jamais derrière lui.
— Tu devrais être endormie, poussin.
— Je suis en train de parler dans mon sommeil. Qu’est-ce qui se passe, papa ?
— Je l’ai laissée veiller, dit une voix qui effleura son crâne à la façon d’une caresse. Elle a l’âge de t’attendre.
Notre Mère des Os ne dormait jamais. À la nuit tombée, les officiants désertaient ses dômes incrustés d’icônes et d’ex-voto, la laissant seule. Les heures silencieuses qui précédaient l’aube lui appartenaient. Elle s’enfonçait dans les couloirs de sa mémoire, fouillait dans les tiroirs bien rangés qui contenaient ses souvenirs et ceux des âmes dont elle avait assuré le passage. Ou alors, elle jouait avec Marine.
Marine, qui était morte aux yeux des hommes quatre ans plus tôt ; Marine, fille de Gadjio et d’une femme au nom perdu qui lui avait fait don de ses ovules avant de disparaître. Le cadeau était empoisonné. À huit ans, la petite avait appris que son système nerveux était en train de s’effondrer et que son enfance se préparait à basculer dans l’horreur.
La maladie lui avait donné un teint éclatant, une précocité qui ne demandait qu’à s’épanouir et des yeux un peu plus brillants que la moyenne. Lorsque le diagnostic était tombé de la bouche indifférente d’une imprimante, le Passeur avait refusé d’y croire. Mais les premiers ganglions étaient apparus sous ses aisselles et elle avait commencé à souffrir.
Tout le crédit dont disposait Gadjio avait servi à payer les médecins les plus réputés des vingt-huit mondes. Puis, lorsque cela s’était révélé insuffisant, il avait demandé l’aide de Notre Mère des Os. Pour sauver Marine, qui avait joué dans ses couloirs de chair translucide et qui savait faire vibrer ses murs en leur parlant, l’AnimalVille aurait accepté n’importe quelle transgression. Pour l’amour de son Passeur, auquel elle était liée par un lien qui ne pouvait être brisé, elle avait choisi de commettre une trahison inconcevable.
Au mépris de toutes les règles, Gadjio l’avait accompagnée durant un voyage mortuaire, caché dans un cercueil de plomb équipé d’un système de survie. La cargaison de cadavres avait été transférée dans le cimetière de l’espace profond, dont l’emplacement était le secret le plus précieux des AnimauxVilles.
C’était une poche d’espace à l’écart des routes du Ban, dans laquelle les marées entropiques rassemblaient les objets égarés. Ce que l’on y jetait y restait à jamais englouti. Les corps, les épaves, les secrets s’empilaient sur une épaisseur de plusieurs kilomètres à la façon d’une planète miniature. La gravité était trop faible pour retenir les chairs en décomposition que le lent vent stellaire balayait, en même temps que les cheveux et le fard granuleux qui servait à sceller les paupières.
Gadjio y était resté deux mois dans la seule compagnie des morts. Vêtu d’un scaphandre dont il fallait changer la réserve d’air toutes les quatre heures, il avait creusé un puits dans la couche d’os durcis par le froid pour exhumer les défunts dont le nom ne figurait pas dans les archives. Il avait traversé toutes les strates de la mort, jusqu’à des squelettes écrasés, aux formes répugnantes. Puis il leur avait patiemment arraché les bijoux et les métaux rares dont ils s’étaient bardés afin de se protéger de l’au-delà. Gadjio le Passeur était devenu pilleur de tombes. Cela aurait suffi à le condamner à une mort ignominieuse sur n’importe lequel des vingt-huit mondes. À aucun moment, alors qu’il accomplissait son travail de charognard, il n’y accorda la moindre pensée.
L’avant-dernier jour, les galeries de fortune étayées de fémurs s’écroulèrent sur lui alors qu’il rampait au plus profond des entrailles du cimetière. Enterré sous les morts, il se fraya un passage jusqu’à l’espace libre, en hurlant sans discontinuer. La pluie d’osselets qui rebondissait sur son scaphandre à la façon d’un cœur affolé, le rendit presque sourd. Mais, lorsqu’il atteignit le vide, il n’avait pas lâché le rang de perles inestimables arraché au cou décharné d’une momie.
Lorsqu’il rejoignit en rampant Notre Mère des Os, elle le lava, le décrassa des souillures qu’il s’était lui-même infligé. Puis elle lui annonça que ses cales étaient pleines mais Gadjio n’était déjà plus en état de l’entendre. Recroquevillé comme un nouveau-né, il avait plongé dans ses cauchemars comme dans un boyau empli d’araignées.
Il mit près d’une semaine à en sortir.
La Ville veilla sur lui pendant tout le voyage de retour, jusqu’à ce qu’il soit de nouveau capable de fermer les yeux sans se mettre à hurler. Lorsqu’il menaçait de s’écorcher le visage à coups d’ongles, elle ouvrait un puits de chair sous ses reins et l’engloutissait lentement, savamment, jusqu’à ce qu’il soit assez lucide pour s’en arracher de lui-même. Quand ils se posèrent près de la mer, Gadjio avait appris comment renaître, et pourquoi.
Il avait ramené suffisamment de richesses pour acheter n’importe quel médicament, soudoyer n’importe quel médecin. Mais aucun traitement n’avait fonctionné. Et Marine, peu à peu, avait lâché prise.
Gadjio l’avait accompagnée dans sa chute. Pour sauver les apparences, il s’était retiré du monde en compagnie de Notre Mère des Os et n’acceptait plus de contrats de Passage. Si quelqu’un l’avait vu à cette époque-là, il ne l’aurait pas reconnu : il avait maigri jusqu’à l’effacement, il s’était préparé à partir.
La Ville le suivit aussi longtemps qu’elle le put. Lorsque Marine ne fut plus capable de respirer sans aide, Gadjio décida de coudre sa bouche à celle de sa fille pour partager leur souffle tant que cela était encore possible. Notre Mère s’y opposa. Elle ne chercha pas à convaincre le Passeur, elle se contenta de l’endormir en envoyant du gaz somnifère par les orifices des encensoirs. Quand il se réveilla, quarante-huit heures plus tard, le corps de Marine avait disparu à jamais et Notre Mère avait accompli l’ultime transgression.
Elle avait recueilli l’essence de Marine et lui avait offert l’hospitalité de sa propre chair.
Durant les semaines qui suivirent, Gadjio crut devenir fou. La voix de sa fille jaillissait des murs à n’importe quel moment, son rire rebondissait sur les autels déserts tandis qu’il cherchait désespérément un endroit où se perdre. Puis, au fur et à mesure que la personnalité de sa fille renaissait, qu’elle apprenait les limites de son nouveau domaine, les manifestations se disciplinèrent. Notre Mère se décida à avouer à son Passeur ce qu’elle avait tenté. Ce jour-là, Gadjio la battit jusqu’à ce que ses murs saignent, puis il mêla ses larmes aux ruisselets de sang presque incolore qui le lavaient de sa souffrance.
Lorsqu’il se releva, l’image de sa fille lui apparut pour la dernière fois. Réincarnée dans une Ville de plus de vingt kilomètres carrés, elle n’aurait plus jamais le pouvoir de projeter une image humaine. Pourtant, elle fut capable de trouver les mots, ou alors Notre Mère les lui souffla. Elle allait vivre, de cela elle était sûre. Et rien d’autre n’importait vraiment.
Trois mois plus tard, Gadjio était sorti de sa retraite. Ceux qui prirent conscience de sa maigreur l’attribuèrent à une expérience religieuse particulièrement éprouvante. Il ne chercha pas à les détromper et sa réputation s’accrut.
Il ne regarda plus jamais derrière son épaule. C’était un prix à payer particulièrement dérisoire : le fantôme de Marine avait recommencé à rire. Au fond de lui-même, il savait qu’elle était morte, que ce qui subsistait d’elle n’était que la recréation interdite d’une âme. Les jours où sa lucidité devenait impossible à faire taire, il hurlait contre Notre Mère comme un possédé. Puis, le besoin qu’il avait de sa fille le poussait à nouveau à faire comme si…
Il enferma ce secret au plus profond de sa mémoire, avec le souvenir de ses crimes passés, et se replongea dans le monde mesquin des testaments et des dernières volontés. La carapace de compassion qu’il portait comme une armure le rendait intouchable.
Jusqu’à ce que Koriana la fasse voler en éclats.
— Le Charon sait, pour Marine, murmura-t-il à l’adresse de la voix dans sa tête. Ne me demande pas comment…
— Raconte-moi, dit Notre Mère.
Pendant qu’il parlait, à mots hachés, l’épiderme de la Ville se creusa pour l’avaler Gadjio retrouva la sensation familière de pénétration, la douceur étrange et insidieuse de la marée qui l’engloutissait de l’intérieur. Notre Mère avait franchi ses barrières et se nourrissait de ses souvenirs. C’était là leur pacte : la vie de Gadjio ne lui appartenait plus en propre. Il avait accepté de la partager en échange de l’aide qu’elle lui avait apportée.
Le rituel, entamé lors du retour de leur expédition, devint peu à peu quelque chose de plus intense, de plus profond, lorsque Marine se joignit à eux. La Ville l’entraînait de plus en plus loin, ne s’impatientait jamais de ses pudeurs ni de ses refus. Le jour où il comprit que cela ne lui avait jamais vraiment déplu, il renvoya ses deux maîtresses avec les cadeaux de rigueur et se déclara officiellement chaste. La réputation d’austérité qu’il acquit à cette occasion accrut encore son chiffre d’affaires.
La voix pensive de Notre Mère le tira de sa transe. Il s’ébroua, sans tenter de s’arracher aux lèvres de chair qui montaient jusqu’à sa poitrine. Privé de corps, il recevait des sensations à travers elle, découvrait le mystère des murs caressés par le vent nocturne et la joie secrète des muqueuses qu’il avait autrefois humidifiées de ses larmes.
— Tu peux toujours accepter le marché de Koriana, murmura la Ville. Je conserverai tes souvenirs dans un coin de ma mémoire et je te les rendrai après sa mort. Intacts.
Gadjio sentait dans son dos la présence silencieuse de sa fille. Elle attendait sa réponse.
— Pourras-tu me rendre l’amour de Marine ?
La Ville ne répondit pas. Gadjio secoua la tête :
— Depuis que je l’ai (il se reprit), que je vous ai, je suis devenu fragile. Ces failles qui me remplissent, tu ne pourrais pas me les rendre. Et puis…
Les mots manquaient.
— Tu as peur, lâcha Notre Mère dans un souffle. Je n’ai jamais rien oublié de toi. Jamais !
— Et comment le saurai-je ? Tu pourras me les rendre, mais ils ne seront plus à moi.
Au moment où il les prononça, Gadjio sentit que ses paroles étaient injustes. Il sut aussi qu’elles devaient être dites. L’angoisse qu’elles exprimaient était si profondément enracinée en lui qu’il était inutile de la nier. Il n’imaginait pas de vivre en sachant que son âme avait été décalquée.
— Koriana devrait être déjà mort, murmura Notre Mère. Il l’est ; d’une certaine façon, et il est le seul à l’ignorer. Tu devras t’en souvenir lorsque tu créeras sa personæ.
— Je ne travaillerai pas pour lui. À n’importe quel prix !
— Oh si… (La voix de la Ville contenait une note de dureté que le Passeur ne lui avait encore jamais connue.) Et ce sera même le meilleur travail que tu auras jamais accompli !
Puis, tandis qu’elle engloutissait la silhouette désincarnée de Gadjio entre ses replis, la Ville lui décrivit son plan et entreprit avec fermeté de le convaincre, lui qui n’avait aucun autre choix. Derrière lui, le bruit régulier du souffle de Marine était comme un océan enfermé dans un coquillage.